L’amour conjugal, un amour à trois ?

Par Christine Ponsard

Ce texte est le compte-rendu d’une conférence donnée aux Semeurs d’Espérance par Christine Ponsard, mère de famille et journaliste à Famille Chrétienne


Introduction

Malgré la crise rencontrée actuellement par le mariage et le brouillage croissant de nos repères à ce sujet (généralisation du concubinage, du divorce, PACS…), l’Eglise affirme que le mariage représente un des piliers de la « civilisation de l’amour » que nous sommes invités à bâtir. Bien plus grand et profond qu’un « permis de s’aimer » ou de coucher ensemble, le mariage « à l’église » signe une véritable alliance avec Dieu.

Face à ce défi majeur, il est fondamental aujourd’hui, quel que soit notre état de vie et notre vocation, de réfléchir à la place de Dieu dans l’amour conjugal.

I - Le mariage, un permis de construire

Je t’épouse pour t’aimer

Je ne vous épouse pas parce que je vous aime, mais pour vous aimer"

écrit Bismarck à sa jeune fiancée.
Quoi de plus opposé cependant à la conception courante du mariage : on s’aime, donc on se marie et si cet « amour » disparaît, ce qui risque fort d’arriver, la séparation apparaît comme une suite inévitable.
Or, même si ce sentiment amoureux préexiste à l’engagement, il n’est qu’un point de départ, une ébauche d’amour, un déclic pour se mettre en chemin sur la route de l’amour. Le mariage ne s’apparente pas à un capital d’amour donné une fois pour toute qu’on essaye de préserver ; se marier n’est pas recevoir les clefs d’une belle maison déjà construite, la « belle maison Amour », et jouir de sa propriété en tentant de la conserver en bon état, au moins en façade.
Non ! Lorsqu’on se marie, tout est à faire ! Le mariage est cet engagement à construire cet amour jour après jour, au fil des années, obstinément et malgré les crises. Il n’est jamais trop tôt pour commencer et jamais trop tard pour bien faire…

L’engagement matrimonial

Reprenons pas à pas les paroles-mêmes de la liturgie du mariage :

  • "… veux-tu être ma femme (mon mari) ? Oui, je veux être ta femme (ton mari)".
    Ce « je veux » est fondamental. Il souligne le fait que le mariage est un choix, une décision libre et non une régularisation, quelque chose qu’on accepte pour faire plaisir à quelqu’un, ou parce qu’on s’y sent obligé, ou encore parce qu’on attend un enfant. Chaque époux choisit librement son conjoint, et cette liberté est tellement importante qu’elle est la condition de la validité du mariage.
    Souvent les deux notions d’amour et de volonté sont perçues comme étrangères. Or l’amour est le fruit d’un « je veux ». Aimer, c’est choisir de faire le bien de l’autre. Et l’amour ne peut être que libre : sans cette liberté il n’est que dépendance servile ou esclavage. Dieu ne nous contraint jamais, Il nous veut libres, Il ne veut pas des esclaves mais des fils qui choisissent librement de Le suivre.
    Et lorsque les époux se répondent mutuellement devant l’autel ce « oui, je veux être ta femme (ton mari) », ce sont eux qui demandent à Dieu de s’engager avec eux, et non l’inverse. Ils lui demandent de prendre leur amour dans Ses mains, de l’accueillir et le porter dans Sa miséricorde… et Dieu ne demande que cela !
  • "Je te reçois comme époux (épouse)… « _ Je te reçois de toi-même, mais surtout et avant tout je te reçois de Dieu : parce que nous le Lui demandons, le Seigneur nous donne l’un à l’autre. Dieu assume notre choix, et c’est pourquoi en temps de crise, s’il est une pensée vaine, c’est bien celle de se demander si, dans le fond, »c’était bien le bon". Quoi qu’il arrive, chaque jour, jour après jour, c’est du Seigneur que je reçois mon conjoint.
    Et cet accueil ne souffre pas de restrictions ni de conditions : je te reçois tel que tu es, avec ton passé, tes qualités et tes défauts, tes richesses et tes pauvretés, tes parts d’ombre et d’inconnu, je te reçois comme tu es et comme tu seras (avec aussi ta capacité à engendrer : la contraception témoigne du refus de recevoir l’autre avec cette capacité).
  • "… et je me donne à toi… "
    Si l’accueil de l’autre est sans restriction, de même le don est un don entier, total, sans retour, ce qui nécessite une conversion constante, combat (et victoire !) de tous les jours. Cet apprentissage du don demande aussi la reconnaissance de sa pauvreté : je me donne à toi dans la pauvreté, l’humilité, la vérité de ce que je suis. Et ce don à l’autre, comme nous l’a dit et accomplit Jésus, constitue la plus grande preuve d’amour :

    Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie".


    Ce n’est qu’en regardant Jésus et en vivant avec lui que l’on peut avancer dans ce chemin de don, qui est inévitablement aussi, comme le sien, un chemin de croix et de résurrection. Tout amour passe par la croix, tout amour passe par un chemin de rédemption. Et c’est pourquoi les trois sacrements que sont le Mariage, l’Eucharistie et la Réconciliation sont intimement liés : c’est à travers eux que je fais l’apprentissage du don total.

  • "… pour t’aimer fidèlement tout au long de notre vie« ou »… pour nous aimer fidèlement, dans le bonheur ou dans les épreuves, et nous soutenir l’un l’autre, tout au long de notre vie".
    Soulignons ce « pour t’aimer », et non « parce que je t’aime ».
    La fidélité, le plus souvent, est perçue comme une entrave à la liberté, comme en témoigne le langage courant : on parle de personne « libre » pour désigner un célibataire, ou encore « d’union libre » pour désigner le concubinage, par opposition au mariage. Or l’union libre par excellence, c’est le mariage !
    Le « je veux » du consentement des époux se pose comme un acte très fort de liberté. Et de même la fidélité à l’engagement pris – et cela vaut dans le mariage comme dans tous les engagements - est toujours l’expression d’une liberté, puisque j’y assume mon propre choix, je dépends de la parole que j’ai donnée librement.
    A l’inverse dans l’infidélité je me laisse posséder par mes pulsions, mes sentiments passagers, mes frustrations, mon égoïsme. Par infidélité conjugale il ne faut pas seulement entendre l’adultère : chaque fois que je vis comme si j’étais célibataire et que je donne priorité à d’autres choses que l’amour de mon couple, alors je suis infidèle.

Cette fidélité, certes exigeante, a sa source et son modèle dans la fidélité de Dieu : elle est donc inconditionnelle (« je te serai fidèle même si tu es infidèle »). Et c’est pour cette raison qu’on ne peut divorcer : ce serait demander à Dieu de revenir sur Sa Parole et d’être infidèle, d’abandonner cet amour des époux qu’eux-mêmes ont confié entre Ses mains. C’est pour cela aussi que tous les divorcés (même remariés), sont invités à vivre dans l’Espérance : leur amour conjugal demeure pour toujours dans le Cœur de Dieu, qui demeure fidèle par-delà nos infidélités. Depuis l’échange de nos consentements devant l’autel, et pour toujours, nous sommes trois : les deux époux, et Dieu.

II - Bâtir l’Amour au fil des jours

Mon chemin vers Dieu passe par mon époux (mon épouse)

Pour emprunter ce chemin de l’amour conjugal, désormais mon chemin de sainteté, il me faut d’abord me détacher de mon état de vie de célibataire : quitter père et mère comme le demande l’Écriture, extérieurement bien sûr mais surtout intérieurement, quitter aussi ma manière de vivre en célibataire, dans les petites choses comme dans les grandes, et y compris au niveau spirituel. Et cette union de l’amour de Dieu et de l’amour conjugal se montre très délicate à établir concrètement.
Le Père Alphonse d’Heilly relève trois attitudes possibles :

  • L’opposition : lorsque ces deux amours sont vécues de manière conflictuelle, comme deux concurrentes : la vie conjugale et familiale semble faire obstacle à l’amour de Dieu, et vice et versa.
    Parfois l’amour humain est si passionnel qu’il prend toute la place, parfois une fausse piété entrave réellement l’amour humain, et conduit à fuir ses responsabilités d’époux ou d’épouse.
  • La juxtaposition : c’est la tentation plus pernicieuse car confortable, qui consiste à compartimenter les dimensions de sa vie en différentes petites cases biens hermétiques : une pour Dieu, une pour son époux, une pour son travail. Les personnes mariées qui se confessent comme des célibataires en sont l’expression symptomatique par excellence.
  • La synthèse : « l’originalité du dessein de Dieu sur le chrétien marié, c’est l’interdépendance de l’amour humain et de l’amour de Dieu dans sa vie » (Père d’Heilly). Cette unité de vie s’atteint lorsque chaque conjoint comprend qu’il ne peut aimer Dieu qu’en aimant son époux. Car mon amour pour Dieu ne se mesure pas à ce que j’en ressens, l’exemple de la nuit traversée par de nombreux saints l’illustre de manière évidente.
    J’aime Dieu lorsque j’accomplis ce qu’Il me demande, comme Il me le demande et au moment où Il me le demande. Dans le mariage, Il me demande d’aimer mon époux de la même manière que je L’aime, c’est-à-dire en actes et en vérité. J’aime mon époux non pas lorsque je ressens pour lui de chauds sentiments amoureux, mais lorsque je le reçois et que je me donne à lui. Et à chaque fois que j’accueille son don et que je lui offre le mien, j’aime Dieu.

Dans cette unité de vie, la première place revient à Dieu. C’est Lui le Tout de mon existence, c’est à Lui que j’appartiens profondément, et il n’y a que Lui et Lui seul qui pourra me combler.

Seigneur, Tu nous as fait pour Toi, et notre cœur est sans repos jusqu’à ce qu’il T’ai trouvé " (Saint Augustin)

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Mon conjoint est celui qui m’est donné par Dieu pour que je donne ma vie.
Cette reconnaissance de la primauté de Dieu dans la vie de chacun des époux leur permet d’acquérir une plus grande liberté l’un par rapport à l’autre (je ne demande plus à l’autre de me combler), et de respecter l’incommunicable intimité qui relie chacun, dans le secret de son cœur, à Dieu. Il permet également de respecter le rythme de notre progression spirituelle respective. Ma vie spirituelle n’est jamais étrangère à mon mariage, mais elle ne se confond pas avec celle de mon conjoint.

Les trois "P" du mariage

Trois « P » comme trois piliers à bâtir et à entretenir au fil des jours : Parler, Pardonner, Prier.

  • Parler : on n’insistera jamais assez sur l’importance de la communication au sein du couple. Mais il ne suffit pas de parler ! Apprendre à communiquer commence par apprendre à écouter.
    Comme l’écrit le Père J. Marin,« Beaucoup de couples se plaignent du manque de dialogue, mais peu de l’absence d’écoute. Or c’est le manque d’écoute qui a supprimé le dialogue. »
    Les difficultés que rencontrent chacun des conjoints ne sont pas les mêmes, en raison des différences fondamentales des psychologies de l’homme et de la femme. L’homme, par exemple, aura davantage besoin d’ajouter à son écoute naturellement portée à la logique et au pragmatisme la dimension affective : écouter avec le cœur, dire ses sentiments, son amour, demander pardon. La femme de son côté et à l’inverse, pourra s’inspirer de son époux pour ne pas se laisser submerger par son affectivité.
    Cet apprentissage demande du temps, du temps pour s’arrêter au milieu du tourbillon quotidien, et cultiver le tête à tête. Du temps aussi à prendre sur la vie familiale, qui peut risquer d’étouffer la vie conjugale : ce temps, loin d’être volé aux enfants, s’inscrit au contraire comme le plus beau cadeau que nous pouvons leur faire !
      Pardonner : « Si on entre dans une communauté sans savoir qu’on y entre pour apprendre à pardonner et à se faire pardonner soixante-dix fois sept fois, on sera vite déçu ». Cette parole de Jean Vanier peut aussi bien s’appliquer au mariage : l’amour rend vulnérable. Je dois apprendre à pardonner et à demander pardon, non seulement pour les grosses offenses, mais aussi pour toutes ces petites blessures qui, petits fétus de paille ajoutés les uns aux autres, finissent par étouffer aussi sûrement qu’une grosse botte la petite plante de l’amour conjugal.
    Le pardon, loin d’être un échec de l’amour, devient un moyen privilégié de le faire grandir, et aussi de nous rapprocher de Dieu. Car Dieu nous pardonne « comme nous pardonnons aussi ».
    Le pardon de Dieu pourrait se comparer à un cadeau immense et magnifique dont on ne pourrait profiter sans ouvrir la porte qui nous le masque. La clef de cette porte, c’est le pardon que nous offrons aux autres.
  • Prier : quelle que soit notre vocation, notre état de vie, nous avons tous en nous le besoin fondamental, vital, de la prière, et de la prière quotidienne. Dix petites minutes consacrées chaque jour valent mieux que deux heures par mois. Il est primordial de se fixer ces instants de don au Seigneur, ce temps d’amour perdu, brûlé pour Lui, et dont le Diable cherche à nous détourner. Entre époux il est aussi nécessaire de respecter le temps que l’autre a choisi de consacrer à ce ressourcement auprès de Dieu.
    Et quand on peut, il est précieux de prier aussi en couple : simplement un « Je vous salue Marie » et un « Notre Père » médités en couple chaque jour devient une source inestimable de croissance pour l’amour conjugal. C’est dans ce combat renouvelé chaque jour que Dieu recharge nos batteries. Cet Amour qu’Il nous y donne nous permettra d’aimer notre conjoint. Et c’est dans la prière par excellence qu’est l’Eucharistie, c’est auprès de Jésus-Hostie, en regardant Jésus se donner à nous, que nous apprendrons nous aussi à nous donner chaque jour, à recevoir notre amour de Lui, jusqu’à ces Noces Eternelles où Il nous comblera à jamais.