Homélie du 24e dimanche du Temps Ordinaire

18 septembre 2023

« C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »

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Texte de l’homélie

Je crois que, dans cette assemblée, vous êtes pour le pardon ! Tant que c’est la théorie, ça va. Quand on est concerné de plus près, ça se complique… Le problème, c’est de passer à l’acte. La difficulté majeure consiste à se focaliser à un tel point sur le mal qui nous a été fait qu’on ne voit plus que cela. On est tourné vers le passé ; on n’arrive plus à regarder celui qui nous a fait du mal ; on ne voit plus l’amour de Dieu qui nous a tellement pardonné.

Je vous propose un triple changement de regard pour avancer sur le chemin du pardon :

  • tourner notre regard vers l’avenir plutôt que vers le passé ;
  • tourner notre regard sur le besoin de celui qui nous a fait du mal plutôt que sur l’offense dont il est l’auteur ;
  • tourner notre regard sur le pardon déjà accordé par Dieu plutôt que sur les offenses dont nous sommes l’objet.

Cela suppose un vrai décentrement.

Tourner notre regard vers l’avenir plutôt que vers le passé

Une grande tentation, c’est de rester fixé sur le mal qui nous a été fait. Ce qui a été fait a été fait, on ne peut pas revenir en arrière. On ne fera pas fonctionner la machine à remonter le temps. Il y a une perte à consentir, un consentement à donner. Personne ne peut le faire à notre place.

Le pardon est présenté comme une dette qu’il s’agit de remettre. Cela suppose un deuil, un renoncement à certaines exigences. Cela peut être difficile pour notre orgueil et notre amour-propre. Certains veulent faire « payer » aux autres le mal subi : c’est la vengeance active ou passive.

Comme le disait très bien Jean-Paul II dans le message pour la paix qu’il a rédigé à la suite des attentats du 11 septembre :

« Le pardon comporte toujours, à court terme, une perte apparente, tandis qu’à long terme, il assure un gain réel. La violence est exactement le contraire : elle opte pour un gain à brève échéance, mais se prépare pour l’avenir lointain une perte réelle et permanente. » (n° 10)

Il faut consentir à une perte. Il faut arrêter de discutailler à l’intérieur de nous-mêmes.

Nous voyons que le débiteur impitoyable, parce qu’il était attaché aux cent pièces d’argent qu’il avait perdues, est passé à côté des 60 millions qui lui étaient remises. Il faut tout de même reconnaître que 100 pièces d’argent, ce n’était pas rien. Si l’on considère que le salaire d’un ouvrier était d’une pièce d’argent par jour, cela représentait tout de même 4 mois de salaire. Ce n’était donc pas rien. Mais en proportion aux 60 millions de pièces d’argent, c’était tout à fait dérisoire.
C’est ce qui se passe quand on reste attaché à quelque chose du passé : le fleuve de vie s’est arrêté.

Saint Paul est un grand maître pour nous aider à ne pas vivre dans le passé. Voilà ce qu’il dit aux Philippiens :

« Tous ces avantages que j’avais, je les ai considérés, à cause du Christ, comme une perte. Oui, je considère tout cela comme une perte à cause de ce bien qui dépasse tout : la connaissance du Christ Jésus, mon Seigneur. À cause de lui, j’ai tout perdu ; je considère tout comme des ordures, afin de gagner un seul avantage, le Christ. (…)
Une seule chose compte : oubliant ce qui est en arrière, et lancé vers l’avant, je cours vers le but en vue du prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus. » (Ph 3)

Il peut le faire parce qu’il désire rencontrer le Christ de manière totale et définitive.
Saint Paul déclare cela après le chapitre où il nous parle de Jésus :

« Aant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. » (Ph 2, 6)

Nous voyons hélas tellement de personnes qui restent bloquées à un moment de leur passé. Il ne s’agit bien évidemment pas de porter un jugement car il y a des traumatismes tellement terribles qu’il est difficile de s’en relever. Mais nous voyons dans quelle direction il serait bien d’aller. C’est tout le domaine de la résilience qui permet de rebondir.

Parmi les différents facteurs qui aidaient à la résilience, nous savons que certains sont mieux prédisposés à la résilience que d’autres d’un point de vue génétique. Ils sont aidés par leur tempérament, l’estime et la confiance qu’ils ont en eux-mêmes. Le fait de se savoir aimé, apprécié, d’avoir de bonnes relations avec d’autres aide à se reconstruire.

Un facteur tout à fait déterminant est de pouvoir donner un sens à sa vie et à l’épreuve rencontrée. Il s’agit de passer du « pourquoi » (en un mot) tourné vers le passé à un « pour quoi » (en deux mots) tourné vers l’avenir. Il s’agit d’accepter une certaine capitulation de notre intellect devant le mystère de la souffrance. Il y a quelque chose qui est souvent difficile à lâcher. Il y a une manière de sortir d’un statut de victime pour reprendre sa vie en main et décider de donner un sens à notre vie.

Tourner notre regard sur le besoin de celui qui nous a fait du mal plutôt que sur l’offense dont il est l’auteur

Le deuxième point d’attention qui me vient à l’esprit, c’est de veiller à défocaliser : le débiteur impitoyable ne voit pas son compagnon ; il ne voit que sa dette. Il ne voit pas la personne en face de lui ; il l’a réduit en quelque sorte à l’argent qu’il lui doit.

Vous connaissez certaines démarches comme celle de la justice restaurative (appelée aussi « restauratrice » ou « réparatrice ») qui offrent un espace de parole et d’échanges sur les ressentis, les émotions, les attentes de toutes les personnes concernées par l’offense (ou l’infraction dans un langage juridique) et ses répercussions. Cette démarche aide à reprendre un peu de distance par rapport à l’offense.
La justice réparatrice n’est pas toujours possible mais nous avons la chance que Jésus ne S’arrête jamais aux actes que nous avons commis ; Il s’intéresse à nous personnellement. Et comme disciple de Jésus, nous sommes appelés à faire de même.

Qu’est-ce qui a fait que le maître avait remis à ce débiteur impitoyable sa dette pharamineuse ? Le fait qu’il a été saisi de compassion en le voyant prosterné pour supplier. Tant que l’on reste dans le raisonnement et le calcul, on n’arrive pas à pardonner. Le maître avait détourné le regard de la dette pour se laisser toucher par la détresse de son débiteur.
Jésus Se laisse davantage toucher par le malheur du pécheur que par le péché lui-même. Dans la parabole de ce jour, Jésus laisse entendre que c’est plutôt celui qui a offensé qui se trouve dans une situation de demande, de besoin de pardon.

Comme le disait encore Jean-Paul II :

« Tout être humain nourrit en lui-même l’espérance de pouvoir recommencer une période de sa vie, et de ne pas demeurer à jamais prisonnier de ses erreurs et de ses fautes. Il rêve de pouvoir à nouveau lever les yeux vers l’avenir, pour découvrir qu’il a encore la possibilité de faire confiance et de s’engager. » (n° 8)

Nous sommes appelés à nous laisser toucher par la détresse de l’autre comme Dieu S’est laissé toucher par notre détresse. Pierre voudrait bloquer le pardon au-delà d’une ligne « raisonnable ». Cette limite, cela peut être le nombre mais aussi la gravité des fautes. Dans les deux cas, on se fermerait. Mais Jésus refuse de mettre une telle limite car pour Jésus, la personne vaut toujours plus que le mal qu’elle a commis.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une justice… Un élément déterminant de la parabole est que le débiteur n’était pas du tout dans une position arrogante, bien au contraire :

« Tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai.” »

Il a besoin de son pardon.

Tourner notre regard vers Dieu qui nous a accordé son pardon plutôt que sur les offenses dont nous sommes l’objet

Qu’on le veuille ou non, il faut une cohérence entre le pardon demandé à Dieu et celui que les autres nous demandent. C’est être un demandeur insolent que de demander pour nous ce que nous refusons aux autres (Saint Pierre Chrysologue pour le 3e mardi de carême).

« N’oublie aucun de ses bienfaits car il pardonne tes offenses … »

Il faut garder en mémoire le pardon de Dieu. Il y a une manière de recevoir jusqu’au bout le pardon de Dieu qui est de prendre conscience de la grandeur de l’amour de Dieu pour nous. Cela ne se fait jamais en minimisant le péché.

Manifestement le débiteur impitoyable n’a pas réalisé la grâce immense qui lui a faite ; sinon il lui serait impossible de se comporter de manière aussi dure avec celui qui lui doit quelque chose. Il nous faut donc travailler notre conscience d’être pardonné.

“Quel est celui qui aimera le plus : celui à qui on a beaucoup remis ou celui à qui on a peu remis ?” (Lc 7, 42s) _“Celui à qui l’on pardonne peu, aime peu”.

Nous sommes invités à prendre conscience de ce que le pardon a coûté à Jésus. Et pour cela contempler sa passion et sa Croix.

L’attitude de ce débiteur impitoyable est bien sûr scandaleuse. Mais s’il a été capable d’une telle stupidité, c’est qu’il n’avait certainement pas mesuré la chance qu’il avait eue que sa dette ait été remise. Quelque part, il faut aller jusqu’au bout de l’accueil de la miséricorde. Il ne suffit pas de la recevoir « tout rond », sans prendre le temps de la goûter, de l’apprécier, de la savourer.

Il est important, après notre confession, de goûter la chance que nous avons d’être pardonnés. Quelle chance que d’avoir cette possibilité d’être pardonnés !

« Heureux l’homme dont la faute est enlevée, et le péché remis ! » (Psaume 31)

Il est essentiel de prendre le temps de l’action de grâce et de la gratitude. Sinon, nous n’apprécions pas les dons de Dieu.

Que signifie le « pardonne-nous comme nous pardonnons … » ? Cela passe par la même porte. Dieu ne met pas de conditions pour nous pardonner.

« Si vous ne remettez pas aux hommes, le Père ne vous remettra pas non plus. » (Mt 6, 15)

Dieu ne fait pas de chantage. Nous devons faire preuve de miséricorde parce que nous avons reçu de la miséricorde, et non pour recevoir de la miséricorde. Saint Paul peut dire :

« Le Seigneur vous a pardonné, faites de même à votre tour. » (Col 3, 13)

Si l’on se bloque en refusant de pardonner (cela peut advenir quand il y a une dispute en famille à la suite de laquelle on boude !), il y a pour ainsi dire un effet rétroactif : un blocage se produit aussi par rapport au pardon de Dieu qui pourtant nous était déjà acquis.
En effet, comme le dit Dietrich Bonhoeffer :

« Notre cœur n’a qu’une seule porte : si nous la fermons à notre prochain, nous la fermons aussi à Dieu. »

Comme le dit saint Jean :

« Si quelqu’un… voyant son frère dans le besoin, lui ferme ses entrailles, comment l’amour de Dieu demeure-t-il en lui ? » (1 Jn 3, 17)

Dieu nous accorde Son pardon pour nous libérer profondément. Mais cela n’atteint pas son objectif si nous nous fermons à l’autre.

De même, Si nous avons de la difficulté dans la prière, cela peut venir de choses qui ne sont pas digérées. Le refus de pardon n’est pas neutre.

Conclusion :

Pour finir, on peut rappeler quels sont les fruits du pardon :

  • Une libération : l’image de la parabole est de jeter en prison. De fait, le manque de pardon crée des murs qui enferment. Cela nous enlève une liberté de mouvement.
  • Une communion avec Dieu car notre cœur n’a qu’une porte.
  • La joie, parce que de nouveau l’amour circule. Or nous sommes faits pour aimer. En n’aimant pas, nous nous faisons violence.

Amen !


Références des lectures du jour :

  • Livre de l’Ecclésiastique 27,30.28,1-7.
  • Psaume 103(102),1-2.3-4.9-10.11-12.
  • Lettre de saint Paul Apôtre aux Romains 14,7-9.
  • Évangile de Jésus-Christ selon saint Matthieu 18,21-35 :

En ce temps-là, Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander :
— « Seigneur, lorsque mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu’à sept fois ? »
Jésus lui répondit :
— « Je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois.
Ainsi, le royaume des Cieux est comparable à un roi qui voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. Il commençait, quand on lui amena quelqu’un qui lui devait dix mille talents (c’est-à-dire soixante millions de pièces d’argent).
Comme cet homme n’avait pas de quoi rembourser, le maître ordonna de le vendre, avec sa femme, ses enfants et tous ses biens, en remboursement de sa dette. Alors, tombant à ses pieds, le serviteur demeurait prosterné et disait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai tout.”
Saisi de compassion, le maître de ce serviteur le laissa partir et lui remit sa dette.
Mais, en sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent pièces d’argent. Il se jeta sur lui pour l’étrangler, en disant : “Rembourse ta dette !” Alors, tombant à ses pieds, son compagnon le suppliait : “Prends patience envers moi, et je te rembourserai.”
Mais l’autre refusa et le fit jeter en prison jusqu’à ce qu’il ait remboursé ce qu’il devait.
Ses compagnons, voyant cela, furent profondément attristés et allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.
Alors celui-ci le fit appeler et lui dit : “Serviteur mauvais ! je t’avais remis toute cette dette parce que tu m’avais supplié. Ne devais-tu pas, à ton tour, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ?”
Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout ce qu’il devait. C’est ainsi que mon Père du ciel vous traitera, si chacun de vous ne pardonne pas à son frère du fond du cœur. »