Homélie du 18e dimanche du Temps Ordinaire

3 août 2022

Jésus lui répondit : « Homme, qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? »
Puis, s’adressant à tous : « Gardez-vous bien de toute avidité, car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède. »

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Texte de l’homélie :

Frères et sœurs bien-aimés, nous connaissons bien cette parabole de l’homme riche et insensé qui accumule, et l’interprétation qui est donnée habituellement de ce texte de se méfier de l’abondance des biens matériels qui amènent à délaisser Dieu, jusqu’à le laisser finalement de côté pour se concentrer uniquement sur nos richesses. Mais j’aimerais apporter peut-être un autre éclairage.

Vous le savez, quand on réfléchit que la parole de Dieu, quand on la médite, il est important d’avoir plusieurs interprétations. C’est ce qui fait que l’on ne va pas enfermer la Révélation dans l’étroitesse de notre cerveau.

Outre le conseil de ne pas accumuler les biens matériels par souci de sécurité, ce qui a attiré mon attention dans cette parabole c’est ce qui précède chaque allusion de Jésus à la richesse : ma récolte, mes greniers, mon blé, mes biens, et enfin :

« Je me dirai à moi-même »

On peut y voir le fait de se complaire en soi-même, de se repaître de sa propre personne, d’être soi-même sa propre référence. On devient ainsi son propre objet de contemplation. D’une certaine manière, c’est l’effet Narcisse. Vous connaissez ce mythe de ce jeune homme qui se trouvant beau, contemplait tant dans son propre visage, tout en vénération devant lui-même, qu’il finit par se noyer.

Il y a quelque chose de mortifère que de se mettre au centre de sa propre existence, de devenir son propre objet de contemplation. Et quand à la fin de la parabole Dieu dit au riche insensé :

« Tu es fou : cette nuit-même on va te demander ta vie ! »

Il lui dit en fait qu’il est déjà mort en se mettant au centre et en laissant l’autre de côté.

On peut alors se demander ce qui est le plus mortifère : sont-ce les biens matériels eux-mêmes ? C’est peut-être plutôt de ne pas accepter l’altérité, de ne pas accepter l’autre en tant qu’autre. Finalement, ce n’est pas tant les greniers qui posent problème mais l’absence de « nos » greniers, de « tes » greniers. Ce ne sont pas tellement « mes » richesses et « mes » biens, mais de « tes » biens, de « nos » biens…

Quand on s’autoréférence, quand on se met au centre même de notre réflexion en évacuant la pensée de l’autre, il y a quelque chose qui est porteur de mort :

« Cette nuit même, tu vas mourir… »

C’est parce que déjà, tu es dans une attitude qui nie la vie. On le sait bien, pour que la vie advienne, il faut être deux. Et on voit bien que Jésus parle des biens matériels, et il pourrait s’agit de toute forme de richesse comme par exemple, l’intelligence. Il y a des personnes qui sont supérieurement intelligentes mais qui refusent d’autres pensées.

Bien entendu, vous connaissez cette phrase de Descartes :

« Je pense donc je suis. »

C’est l’autoréférencement par excellence ! Je suis parce que je me construits toute une liste des concepts. Et tôt ou tard, cela ne va-t-il pas se transformer en « je pense donc tu es », ou « tu n’es pas » ? A se mettre soi-même comme une totalité, à déconnecter son intelligence à ce qui est réel et extérieur à moi-même, c’est certainement très satisfaisant intellectuellement car c’est une forme de totalité. Mais, de totalité à totalitarisme, il n’y a qu’un seul pas.

On le voit bien, les grands totalitarismes du XXe siècle ont été des modes de pensée qui ont évacué l’autre comme autre que moi, et qui n’ont admis qu’une certaine façon de penser comme l’aune de toute existence humaine. Et ceux qui ne rentrent pas dedans, on s’en débarrasse. Et aujourd’hui, cela arrive même dans le sein maternel lorsqu’on évacue un enfant qui est considéré comme ne suivant pas cette règle du « je pense donc je suis », disant qu’il n’est pas s’il ne pense pas…

Et qu’en est-il de la personne du grand âge qui a perdu son jugement : que dire si elle ne pense pas de façon cohérente ?

Ainsi, ce qui m’a particulièrement touché dans cette parabole, c’est cet enfermement qui précède cette richesse. Il y a quelque chose de stérile dans cet enfermement sur soi-même, dans la complaisance de autoréférencement. Et la première lecture le met en écho, avec ce passage tellement connu :

« Vanité des vanités, tout est vanité ! »

Et j’ai été rechercher en Hébreu la signification de ce mot vanité, et il est étonnant de découvrir qu’il a à voir avec le néant, avec les idoles. Et le verbe qui a formé ce mot signifie : « agir de façon stérile ». Et il est intéressant de faire remarquer qu’il y a un don qui est fait à travers les choses matérielles, et à partir desquelles il pourrait y avoir beaucoup de bien qui se réalise.

Ce ne sont donc pas les choses matérielles en elles-même qui posent ce problème, mais il y a quelque chose dans mon attitude, dans mon regard qui stérilise le bien qui pourrait être fait, qui empêche la réalité de profiter à d’autres.

On pourrait se demander si les autres ont assez de greniers pour leur blé : à aucun moment ça n’effleure l’homme riche et insensé tellement il est préoccupé de lui-même. Il est dans un enfermement très fort :

« Je me dis à moi-même… »

Il faut admettre que le même comportement est en nous : cet enfermement, avec l’intelligence certes, mais aussi dans les dons artistiques, dans les dons relationnels et professionnels, on peut rencontrer des personnes tellement de charisme. C’est vrai aussi dans les dons spirituels : il y a des charismes d’évangélisateurs extraordinaires, mais si à un moment donné il ne se décale pas et accepte pas autre chose, quelqu’un qui propose une autre manière de voir, il y a un risque d’enfermement.

Dans le judaïsme, par exemple, il faut toujours deux interprétations de l’écriture sainte, et que dans les maisons d’étude, on travaille à deux pour éviter justement ce travers de devenir un en-soi. C’est une tentation qui existe aussi au niveau spirituel.

Ainsi, nous sommes invités à réfléchir sur nous-mêmes, comment est-ce que nous accueillons l’autre comme autre que moi, et avec quelle difficulté nous acceptons une autre pensée que la nôtre, une autre manière d’envisager événements et personnes. Ne serait-ce que dans une famille, il y autant de manières d’envisager les choses que de personnes, mais suis capable de l’accueillir ou est-ce que mon système de pensée, ma manière de voir prévalent sur celle des autres ?

« Je me dis à moi-même »… parce que je suis tellement convaincu en moi-même. C’est aussi cette pensée unique si répandue de nos jours : il y a des choses qu’on ne peut plus dire…

Et Jésus termine si bien cette parabole : celui qui amasse pour lui-même est amené à mourir. Il a une attitude mortifère et il sème la mort, au lieu d’être riche en vue de Dieu.

L’absence de Dieu de notre propre vie fait que tôt ou tard, nous sommes amenés à poser des actes stériles, alors qu’à la base, il y avait des dons magnifiques… C’est comme stériliser les talents.

Même si Descartes était croyant, à sa suite, pour celles et ceux qui connaissent la philosophie moderne, on verra que progressivement, on a fini par se passer de Dieu, ma propre manière de penser me suffit à moi-même. Et l’on a vu des personnes extrêmement intelligents, à commencer par Kant, Hegel… qui se sont complus dans leur système : il n’y a rien d’extérieur, il n’y a pas le réel qui viendrait féconder leur intelligence, et la nature n’est pas là pour aider à donner d’autres clefs pour pouvoir penser notre vie…

A travers cette parabole, il est donc intéressant de trouver qu’il d’agit d’autre chose que d’argent. Oui, l’argent fait sans doutes que l’on est plus centré sur soi-même, mais pensons aussi aux talents artistiques, aux talents intellectuels et spirituels. Dans quelle mesure je me décale de moi-même, je laisse l’autre me sortir de ma zone de confort, de ma manière de voir les choses.

On le sait bien, ça ne nous est pas intuitif, d’autant plus qu’on est persuadé d’avoir raison en cherchant la bonne manière de faire. Cet homme là est prêt à détruire ses greniers pour en construire des plus grands, il est tellement sûr que sa vision est la bonne… Et finalement, c’est la mort qui est au bout du chemin.

« Insensé que tu es, cette nuit, on te redemande ta vie… »

Frères et sœurs, demandons au Seigneur de nous aider. Nous avons besoin d’aide car ce n’est pas intuitif de se questionner, d’accueillir une pensée qui va contre notre pensée, une manière de faire qui est différente de la nôtre, d’accueillir l’autre comme autre que moi, et au fond d’accueillir Dieu qui est le « grand autre », Celui qui est tout à fait différent, le Tout-Autre…

Cela demande une certaine humilité ainsi qu’un accueil de la réalité que je n’ai pas choisie, une profonde confiance.

Dans le texte qui suivra, Jésus invitera à l’abandon à la divine providence, à ce lâcher prise. Cela concerne tout autant les choses les plus spirituelles et intellectuelles. C’est le combat d’une vie, ne nous faisons pas d’illusions ! Et précisément, la vie spirituelle, avec les outils qu’elle propose, la vie de Foi - plus particulièrement notre Foi catholique – la prière, la méditation sur la Parole de Dieu, les sacrements, sont autant d’outils qui nous aident à nous décaler de nous-mêmes pour accueillir l’autre.

Demandons cette grâce au Seigneur dans cette célébration,

Amen !


Références des lectures du jour :

  • Livre de l’Ecclésiaste 1,2.2,21-23.
  • Psaume 90(89),3-4.5-6.12-13.14.17ab.
  • Lettre de saint Paul Apôtre aux Colossiens 3,1-5.9-11.
  • Évangile de Jésus-Christ selon saint Luc 12,13-21 :

En ce temps-là, du milieu de la foule, quelqu’un demanda à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi notre héritage. »
Jésus lui répondit :
— « Homme, qui donc m’a établi pour être votre juge ou l’arbitre de vos partages ? »
Puis, s’adressant à tous : « Gardez-vous bien de toute avidité, car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède. »
Et il leur dit cette parabole : « Il y avait un homme riche, dont le domaine avait bien rapporté.
Il se demandait : “Que vais-je faire ? Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.”
Puis il se dit : “Voici ce que je vais faire : je vais démolir mes greniers, j’en construirai de plus grands et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens.
Alors je me dirai à moi-même : Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.”
Mais Dieu lui dit : “Tu es fou : cette nuit même, on va te redemander ta vie. Et ce que tu auras accumulé, qui l’aura ?”
Voilà ce qui arrive à celui qui amasse pour lui-même, au lieu d’être riche en vue de Dieu. »